Voici l’une des expositions les plus attendues de cette rentrée. Bon d’accord pas autant que celle sur Léonard de Vinci, mais tout de même. Nous voici donc à l’Opéra avec Degas, au musée d’Orsay.
Bon l’ayant visitée un dimanche pluvieux (donc bondé) et avec une poussette (qui m’a permis de ne pas faire 1 heure de queue, merci Orsay), je n’ai pas tout lu, loin de là. Je me suis juste laissée porter par la beauté des œuvres et c’était très bien aussi.
Quand on pense Degas, on pense souvent à ces petits rats en tutu, ou à sa petite danseuse fière. Et pour cause, ce passionné de musique en fera l’un de ses thèmes de prédilection des années 1860 jusqu’à ses œuvres ultimes vers 1900. Il multiplie sur un même sujet les points de vue, les cadrages, les thèmes et même les techniques allant du pastel, à l’huile à la sculpture. Cette diversité dans la création offre un panel d’une richesse unique dans l’Histoire de l’art et un regard sur un monde souvent fantasmé en dévoilant autant la magie des mouvements des danseuses, la passion des musiciens, les corps en torsion que l’aspect social pas toujours honorable.
Mais attention, ses œuvres donnent peut-être l’illusion du mouvement pris sur le vif, mais Degas aussi moderne soit-il est un peintre d’atelier. Il y réarrange ses motifs en y mêlant autant ses souvenirs que son imagination, créant ainsi un monde entre deux, à la voix vivant et réaliste mais tout autant inventé.
D’ailleurs hormis dans ses deux versions de Robert le Diable, l’œuvre jouée n’est jamais identifiable que ce soit dans les costumes où les décors.
Le visiteur plonge dans la magie de l’opéra, accueilli par cette splendide maquette de l’opéra Garnier. Il visite l’orchestre, salue les musiciens et se retrouve dans les salles de classe et les coulisses de l’opéra Le Pelletier qui brûle en 1873. Degas connaîtra également l’opéra Garnier mais ce dernier n’est jamais vraiment représenté. On rencontre également le fameux abonné aux motivations pas toujours louables ou poussées par l’amour de la danse. Cette figure sombre en chapeau haut-de-forme rappelle la misère de certaines jeunes danseuses parfois poussées à la prostitution ou du moins à avoir un protecteur. Ainsi la Jeune danseuse de 14 ans qui choqua ses contemporains par son allure « vicieuse », est un vrai modèle, Marie Genevieve van Goethem, qui fut finalement renvoyée pour absentéisme et se prostitua, à 20 ans.
Mais Degas ne juge pas vraiment. De même cet artiste au caractère, disons, difficile et misogyne adopte un regard relativement neutre, privilégiant le motif au sens. Il fait bouger les corps, essaye des formats nouveaux, des cadrages audacieux et des jeux de lumières avec une vivacité des couleurs sublimes.
Une exposition toute en couleurs et en tutus et pointes, à voir et revoir, d’autant plus que le prix est compris dans le billet d’entrée et qu’il ne faut pas vendre un rein pour y aller.
Degas à l’opéra au musée d’Orsay. 24 septembre 2019 – 19 janvier 2020
Commissaire général
Henri Loyrette
Commissaires
Leïla Jarbouai, conservatrice arts graphiques au musée d’Orsay
Marine Kisiel, conservatrice peintures au musée d’Orsay
Kimberly Jones, conservatrice des peintures françaises du XIXe siècle à la National Gallery of Art de Washington
Cette année c’est la fête impériale au musée d’Orsay, les crinolines sont de sorties, les lumières brillent de mille feux et la musique chante. Le Second empire dévoile ce qu’il a de plus festif pour redorer son image parfois décriée.
Comme souvent le musée du XIXème siècle qui fête ses 30 ans, ne fait pas les choses à moitié. A travers une scénographie spectaculaire, le visiteur est plongé en immersion dans les fastes des fêtes de ce Second Empire dont la force reposait sur son image.
Le Prince président, neveu de Napoléon Ier, arrive au pouvoir par les urnes et par la force, mais il n’a que son nom pour asseoir
sa légitimité, pas de batailles glorieuses ou de gloires personnelles. Louis Napoléon, devenu Napoléon III en 1852 va donc se construire lui-même une image de pouvoir, s’appuyant sur sa belle et douce épouse, Eugénie, puis son fils, le future de l’Empire. Il magnifie chacune de ses apparitions, transformant son règne en festivités joyeuses et attrayantes et en mettant en avant la modernité de son régime.
Tous les aspects de cette société de représentation, de spectacles et d’arts sont mis en avant. Les aspects les plus positifs seulement, la misère du peuple, la souffrance des campagnes, la censure, tout cela il n’en est pas question dans cette exposition. Rien que ce qui brille ! On découvre les luxueux décors éphémères élevés dans Paris pour célébrer les victoires de l’armée en Italie et associer la population à la fête. Mais il y a aussi les décors permanents, tous ces palais impériaux décorés avec fastes (Tuileries, Fontainebleau, Compiègne, Pierrefonds). C’est le retour du goût pour le fastueux XVIIIème siècle, lié entre autres à la fascination de l’impératrice Eugénie pour la personne de Marie-Antoinette. Elle cherche chez les antiquaires des meubles et des objets liés à la souveraine et quand elle ne trouve pas, elle commande des copies. Mais le XVIIIème siècle n’est pas la seule période historique à recevoir les faveurs du goût impérial. C’est un goût finalement très éclectique qui se met en place, avec une re-re-redécouverte de l’Antiquité et les décors à l’antique dont La villa pompéienne du prince Napoléon-Jérôme est la parfaite illustration ; mais il y a aussi le néo-gothique dont l’architecte Viollet-le-Duc est le chantre. Cet éclectisme se retrouve dans la richesse des décorations des intérieurs.
On rencontre les personnalités de l’époque à travers une galerie de portraits virtuoses. Tantôt réaliste et sobre comme chez Cabanel ou d’une grande modernité avec Monet et Manet. C’est l’image d’une société de cour où l’image de soi est primordiale qui se reflète dans cette galerie.
On plonge dans les merveilles du théâtre de l’époque, on croise la fabuleuse Rachel, l’Opéra de Garnier se construit et symbolise parfaitement la grandeur du régime, et on y entend la musique de Verdi, Wagner ou Bizet ; la folie des bals bat son plein et la comtesse de Castiglione exhibe ses plus beaux costumes.
On rentre dans une petite salle où l’accrochage est fidèle à ceux du XIXème siècle, avec des tableaux plein les murs, du sol au plafond. On plonge dans l’effervescence des Salons où les peintres présentaient leurs œuvres dans l’attente de commandes officielles et de reconnaissance, et où il était de bon ton de se montrer. Voici le goût académique de Cabanel, Gérôme ou Bougereau qui longtemps souffrirent de cette image avant d’être redécouvert il y a quelques années. Mais face au nombre croissant de peintres de la modernité refusé, l’Empereur autorise l’ouverture d’un Salon des refusés en 1863 où nous retrouverons Manet et Le déjeuner sur l’herbe… L’exposition se termine dans un tourbillon de beaux objets, hommage au savoir-faire français présenté lors des Expositions universelles de 1855 et 1867 au Palais de l’Industrie. Le succès croissant des objets manufacturés annonce le rôle croissant de l’industrie dans l’histoire des arts décoratifs au XXème siècle.
Puis vient déjà le temps de sortir de cette bulle de fêtes et de retrouver la vraie vie, mais pas une seconde je ne me suis ennuyée. Le musée d’Orsay renoue avec sa tradition de grande exposition sténographiée et c’est un plaisir, car c’est un véritable voyage qui nous ai proposé. Même si les défauts de son régime sont occultés, cela fait aussi parfois un peu de bien de se concentrer sur les points positifs et la lumière.
Commissariat général Guy Cogeval, président des musées d’Orsay et de l’Orangerie
Commissariat Yves Badetz, conservateur général au musée d’Orsay et directeur du musée Ernest Hébert Paul Perrin, conservateur au musée d’Orsay Marie-Paule Vial, conservateur en chef du patrimoine honoraire
Pas d’expositions tapageuse cette saison au musée d’Orsay, ni prostituée, ni nu masculin ou guillotine, mais un artiste incontournable de l’Histoire de l’art de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle, celui qu’on appelle communément le Douanier Rousseau.
Je dois avouer que ce dernier ne figure pas parmi mes artistes préférés car je ne suis que très peu sensible à ceux qu’on va appeler les primitifs modernes ou naïfs (N’est pas Wilhem Udhe qui veut), mais Rousseau n’en demeure pas moins un peintre majeur dont l’art a marqué son époque et l’exposition qui est d’abord passée par Venise restitue l’essentiel de sa production si atypique entre jungles et portraits massifs.
Mais revenons sur le parcours de ce monsieur Rousseau. Henri de son prénom est né en 1844, après une formation en droit, il travaille dans l’octroi de Paris d’où son surnom de douanier donné par Alfred Jarry.
C’est en 1872 qu’il débute sa carrière de peintre en autodidacte, se formant seul en étudiant et copiant les œuvres du Louvre. Bien que souvent moqué, il finit par acquérir une certaine notoriété et la reconnaissance de Matisse, Delaunay, Apollinaire ou Picasso.
L’exposition d’Orsay commence par le fameux « moi-même, portrait paysage » qui nous permet de faire connaissance avec ce drôle de peintre et sa manière singulière de représenter sa réalité. Le peintre est au premier plan, démesurément grand, la tablette et le pinceau dans les mains et derrière lui une Tour Eiffel derrière un mat de bateau orné de drapeaux. Il se veut être l’inventeur du portrait paysage, bien que l’accrochage montre que ce genre existait bien avant avec une peinture de Vittore Carpaccio, l’homme au bonnet rouge
La partie suivante consacrée aux portraits de groupe témoigne de l’importance et de l’influence du Douanier Rousseau. Malraux louera sa sensibilité dans Les Voix du Silence, Felix Vallotton voit dans ses tableaux « l’alpha et l’oméga de la peinture » (1891). Quant à Guillaume Apollinaire, il est représenté par le peintre avec Marie Laurencin dans « La muse inspirant le poète », œuvre qui sera reprit par Carlo Carrà, cofondateur du mouvement Futurisme.
Les différents aspects de l’œuvres du Douanier Rousseau sont cités dans l’exposition avec à chaque fois des liens (plus ou moins évidents) avec d’autres artistes. On découvre les femmes monuments, imposantes mais aussi les enfants légèrement effrayants. L’enfance chez Rousseau n’est pas traitée avec légèreté, au contraire et « Maya à la poupée » de Picasso en est une digne héritière.
L’une des œuvres les plus intrigante de Rousseau est « La Guerre » peinte vers 1894 où on peut voir une figure féminine guerrière chevauchant un cheval monstrueux et sautant par-dessus un amas de corps humains. Le Peintre Louis Roy écrit dans Le Mercure de France : « cette manifestation a pu paraître étrange parce qu’elle n’évoquait aucune idée de chose déjà vue. N’est-ce point là une qualité maîtresse? [Rousseau] a le mérite, rare aujourd’hui, d’être absolument personnel. Il tend vers un art nouveau… ». Rousseau aurait trouvé son inspiration dans le « Derby d’Epsom » de Géricault pour la position de la monture, « La Nuit » d’Hodler mais aussi « L’égalité devant la mort » de Bougereau que le peintre considérait comme l’un des artistes les plus influents de son temps.
Puis pour finir en beauté, voici les jungles mystérieuses, exubérantes si emblématiques de l’œuvre du Douanier qui marquèrent Max Ernst ou Breton. Le peintre ne sorti jamais de France mais trouva son inspiration à la ménagerie du jardin d’Acclimations, dans les manuels de botanique, les pavillons de l’Exposition universelle de 1899 et dans les récits de voyage de ses camarades artilleurs. Cette nature luxuriante et sauvage devient le décor de combats féroces entre tigres, lions et autres fauves et leurs proies. Comment de pas s’interroger sur la signification de certaines de ces œuvres et être complétement subjugué par ces peintures monumentales dans lesquelles on se trouve immergé ?
En bref, une exposition très intéressante et complète qui nous fait découvrir un artiste majeur, un pont entre le XIXème et le XXème siècle. Le musée d’Orsay, une fois n’est pas coutume, réussi à nous faire voyager mais j’avoue attendre avec impatience une prochaine exposition au thème innovant et passionnant.
Musée d’Orsay 22 mars – 17 juillet 2016
Commissariat général Guy Cogeval, président des musées d’Orsay et de l’Orangerie Gabriella Belli, directrice de la Fondazione Musei Civici di Venezia
Commissariat Beatrice Avanzi et Claire Bernardi, conservateurs au musée d’Orsay
« Combien de fois, sacredieu, n’ai-je pas désiré qu’on pût attaquer le soleil, en river l’univers, ou s’en servir pour embraser le monde ? » Voilà d’où vient le titre de cette exposition qui fait grand bruit. Orsay attaque le soleil à travers Sade et nous plonge dans l’obscurité d’un homme adulé, détesté, un coup génie, un coup pervers, mais surtout dans l’obscurité de l’âme humaine telle que la voyait le « divin marquis » qui trouve un écho particulier dans la société contemporaine, plus violente qu’on ne le voudrait.
Dès le début le parcours nous surprend, avec une salle plongée dans le noir où sont suspendus des extraits de films noirs (L’Age d’or, de Buñuel, Le Voyeur de Michael Powell, Les Yeux sans visage, Dr Jekyll et Mister Hyde, etc.) ce qui nous place d’emblée dans une atmosphère glaçante et nous prépare gentiment à la suite.
La suite justement c’est un ensemble d’œuvre parfois superbes, parfois dérangeantes, parfois glaçantes. Pour sa sélection le musée sort grandement de ces limites chronologiques avec parfois quelques réserves personnelles. On remonte ainsi jusqu’au XVIème siècle avec Palma le jeune ou Valentin de Boulogne et on arrive dans le très très contemporain avec le bulldog de Jean Benoît.
L’ambition c’est de montrer comment Sade par sa pensée libre, libertine, anticléricale, radicale aurait modifié l’art au XIXème siècle. Mais ce qu’il faut préciser, c’est que même s’il a surement marqué Baudelaire et ses Fleurs du mal ou Huysmans, c’est surtout Apollinaire au tout début du XXème siècle qui va réhabiliter et faire connaitre à un plus large public celui qui devient l’image de l’écrivain maudit et incompris, le libertin sans limites, encore aujourd’hui d’ailleurs. Sade est par essence l’artiste qui dérange, mais dans notre société qui se veut plus ouverte et peut-être en sera-t-il toujours ainsi. Personnellement je ne jugerai pas sa pensée car je ne l’ai jamais lu, je suppose que la réputation sulfureuse de l’homme ne m’a jamais poussé dans ce sens…Mais ce n’est pas le propos, revenons à l’Art.
Sade, donc, exalte le désir en tout point. Pour lui pas de pensée sans échauffement de l’esprit, sans passion, sans exaltation des sens. Et c’est de ce point que partent les deux commissaires d’exposition Annie Le Brun et Laurence des Cars pour leurs sélections d’œuvres. Ces photos, peintures, dessins, sculptures ou gravures ont en commun un déchainement dans la représentation du corps, une sexualisation très poussée de ce dernier également. Il faut dire que le musée d’Orsay semble tenir ce thème en haute estime car Masculin/ masculin, Crime et châtiment ou l’Ange du Bizarre avaient déjà plus ou moins intensément exploré cet aspect de l’art du XIXème siècle.
Ainsi ce corps est tantôt sublimé, tantôt torturé, tantôt purement anatomique et tantôt hors du réel. Certaines œuvres sont magnifiques et rien que pour voir La Médée de Delacroix, ou les Gustave Moreau ou encore la Guerre au Moyen Âge de Degas, le déplacement vaut le coup. Les cires anatomiques que Sade avait observées à Florence d’Honoré Fragonard ou Jacques-Fabien Gautier d’Agoty sont également très intéressantes d’un point de vue histoire de la découverte du corps humain. Après que Sade les ai trouvées plus belles que des Michel-Ange ou Raphael…bon nous n’avons clairement pas les mêmes goûts esthétiques !
Après, si je dois être totalement honnête, à plusieurs moments je me suis demandée si les œuvres avaient un réel rapport avec le sujet, je veux dire si les artistes en les réalisant se sentaient eux-mêmes comme des héritiers de cette pensée ou si elles servaient surtout à illustrer le sujet comme des jolies images posées dans un livre et les citations de Sade inscrites un peu partout n’aident pas dans la compréhension. Est-ce qu’elles servent à regarder l’œuvre autrement ou bien est-ce l’inverse.
L’autre chose qui m’a un peu fatiguée à force de répétition, sans vouloir faire ma prude c’est la masse d’œuvres purement sexuelles (des photos en voulez-vous en voilà de sexes féminins et masculins entassés par-ci par-là) ou même très violentes dans certains cas (scène de tortures réelles, cadavres). Un nombre moins importants d’œuvres n’aurait pas nui au propos ou à la volonté d’être sulfureux, mais la répétition tue à la force le message initial à mon goût ce qui est dommage car certaines citations sont justement très fortes et témoignent d’une âme éprise de liberté qui s’interroge devant la violence de l’homme. Citons par exemple « on évalue à plus de cinquante millions d’individus les pertes occasionnées par les guerres ou massacres de religion. en est-il une seule d’entres elles qui vaille seulement le sang d’un oiseau » (1787) ou « Je vous demande maintenant si elle est bien juste, la loi qui ordonne à celui qui n’a rien de respecter celui qui a tout » (1795). A certains moments on a plus l’impression d’être dans une provocation pure et sans profondeur réelle ou du moins pas assez expliquée.
Donc à voir certes car encore une fois, certains choix sont justes et magnifiques, la Judith de Franz von Stuck qui illustre l’affiche est très originale, il y a beaucoup de Moreau, de Rodin, un surprenant Cézanne (l’enlèvement), du Man Ray, du Picasso un inquiétant animal fabuleux d’Alfred Kubin, mais un peu de réserve tout de même car on en sort un peu mal à l’aise, légèrement troublé, mais peut-être est-ce là le but recherché….
Sachez qu’en parallèle l’Institut des lettres et manuscrits a sa propre exposition : « Sade, marquis de l’ombre et prince des Lumières. L’éventail des libertinages du XVIe au XXe siècle »
Commissariat
Annie Le Brun
Laurence des Cars, conservateur générale, directrice du musée de l’Orangerie
L’année dernière la Pinacothèque avait déjà frappé fort avec son exposition Van Gogh-Rêves de Japon qui avait réuni une trentaine peintures du peintre, mais avec ses 45 œuvres, Orsay réalise le plus grand rassemblement d’œuvres en France du peintre depuis plus de 60 ans.
D’autant plus que loin de se complaire dans la juxtaposition de deux noms d’artiste, Van Gogh et Artaud, ou de surfer sur le simple nom de Van Gogh, le commissaire Isabelle Cahn propose une vrai réflexion sur l’œuvre du maître mis en lumière par le texte d’Antonin Artaud Van Gogh ou le suicidé de la société qui sert de clef de lecture à tout le parcours.
Antonin Artaud (1896-1948) fut poète, auteur, acteur, homme de théâtre proche du mouvement surréaliste autant dans l’approche que le rejet. Souffrant de maux de tête qu’il soigne par les drogues, il devient de plus en plus instable et se fait interné pendant 9 ans où il subit de nombreuses séances d’électrochocs jusqu’à sa sortie en 1946.
En 1947, alors que s’ouvre au musée de l’Orangerie une grande rétrospective de Van Gogh, le galeriste Pierre Loeb le pousse à s’intéresser à cet artiste au prétexte que son expérience en hôpital psychiatrique le rapprochait du « peintre fou ». Peu enclin au début, Artaud finalement prend la défense de Van Gogh après avoir lu Du démon de Van Gogh de François-Joachim Bee qui réduit le travail du peintre à celui d’un artiste « dégénéré ».
La scénographie actuelle tend à rapprocher les deux artistes, non dans la confrontation mais dans la rencontre : la matière picturale de l’un expliqué par les mots du second. Des points communs se dégagent ainsi en plus de la folie et du séjour en asile, la reconstruction de l’individu grâce à l’art, la ligne du dessin et la maîtrise de l’autoportrait.
C’est d’ailleurs par les autoportraits de Van Gogh que commence le parcours. Artaud voit en eux non pas la représentation d’un fou mais au contraire une introspection sur le peintre lui-même à travers un regard scrutateur faisant de Van Gogh un fin psychologue de sa personne. Et c’est vrai que mis côte à côte, il s’en dégage une force paisible qu’on ne soupçonne pas quand on pense à Van Gogh.
Après même si une petite partie de la scénographie met à l’honneur Artaud, son travail d’acteur, ses dessins, sa vie, ce qui est nécessaire car ce n’est pas forcément un artiste connu de tous, l’exposition est avant tout une exposition de peintures et de dessins de Van Gogh et c’est cela qui attire un large public. Voir une œuvre du peintre néerlandais est toujours une rencontre, une invitation à la contemplation et au mystère. Chacun peut y voir ce qui lui chante, la force créatrice d’un peintre ou la fragilité d’un être psychologiquement instable. Artaud lui, a lu les œuvres comme des moyens d’expressions d’un être plus lucide que les autres mais qui dérangea ses contemporains. « Et c’est ainsi que Van Gogh est mort suicidé, parce que c’est le concert de la conscience entière qui n’a plus pu le supporter ».
Son regard apporte une vision originale sur le peintre, derrière le portrait de Paul Gachet il voit l’un des principaux responsables de la mort du peintre, dans ses natures mortes il reconnaît « le plus peintre de tous les peintres » et dans ses paysages il admire le « génie incompris ».
Une belle exposition qui pousse à s’interroger sur l’art de Van Gogh et l’artiste en tant que tel, au-delà du peintre juste fou. Profitez-en, pour une fois, l’exposition est comprise dans le billet d’entrée classique. Pas besoin de se ruiner, et on a le droit à Orsay, à Doré et à Van Gogh. Que demander de plus ?
Il y a des expositions qui vous enchantent, vous transportent et vous donnent envie de revenir. Il y en a peu, mais quand on entre dans l’une d’entre-elles, on le sait assez vite. Celle consacrée à Gustave Doré par le musée d’Orsay en fait indéniablement partie et porte son titre à merveille « l’imaginaire au pouvoir ».
Tout le monde connaît une œuvre de Gustave Doré, il fait partie de l’imaginaire collectif à travers ses nombreuses illustrations : le chaperon rouge avec le loup dans le lit, le renard au pied de l’arbre qui attend que maître corbeau lâche son fromage, Don Quichotte et j’en passe. Mais derrière ces souvenirs littéraires souvent liés à l’enfance, se cache un artiste extraordinairement talentueux, éclectique et prolifique.
« Désolé de n’avoir fait à 33 ans que 100 000 dessins », voilà ce qui est écrit sur le –très beau- catalogue de l’exposition. Doré commence sa carrière à seulement 16ans chez Charles Philippon, le fameux éditeur parisien du Journal du Rire. En tout il réalisera au cours de sa carrière en plus de ces « 100 000 dessins » une centaine de peintures et une quarantaine de sculpture, plus quelques gravures.
Véritable touche à tout de génie, Gustave Doré a été un peintre religieux, de genre et de paysage, un dessinateur, un illustrateur, un graveur et un caricaturiste relativement inclassable par rapport aux normes de son temps ce qui fait que les critiques se sont toujours un peu méfiés de lui, ne reconnaissant pas son talent de sculpteur par exemple, car un artiste ne peut décemment pas être si non partout. Le critique Charles Timbal résuma bien cette opinion : « À quoi ne forces-tu pas les mortels, famae sacra fames ? M. Doré n’est pas content de n’être qu’un dessinateur, voire même qu’un peintre. Lui aussi, il a voulu faire œuvre de sculpteur, et vraiment, pour un débutant, il n’a pas trop échoué. La Parque et l’Amour offre de bonnes parties, presque suffisamment étudiées, où se retrouve avec plus de précision – sculpture oblige – la facilité du célèbre improvisateur. Le tout se présente avec la modestie d’une ébauche, et l’espoir secret d’être accepté comme quelque chose d’achevé ; mais il y manque ce je-ne-sais-quoi, sans lequel la plus belle des esquisses retourne à l’atelier et appelle de nouveau l’ébauchoir […]. Évidemment, il faut ranger M. Doré parmi ces enfants bien doués, mais quelquefois gâtés par leurs dons, qui réussissent à peu près dans tout ce qu’ils entreprennent. Avec tant de lauriers déjà placés sur sa tête, comment ne se tient-il pas pour satisfait et pourquoi ceux des autres l’empêchent-ils de dormir ? »
L’exposition est divisée en deux parties, le RDC consacré aux grands formats et la partie supérieure aux formats plus modestes.
Dans la première partie on découvre justement quelques-unes de ses sculptures comme ce magistral plâtre, La parque et l’amour, exposé au salon de 1877. C’est sa première sculpture exposée, on est à la fin de sa carrière, il mourra 6 ans plus tard. Comme souvent la simplicité n’est qu’apparence et l’abondance de symboles rendent l’œuvre plus complexe qu’elle n’en a l’air (sablier, carquois, quenouille, sécateurs). Il n’a appris auprès d’aucun maître. Comme pour toutes ses formes d’expressions artistiques il agit en véritable autodidacte et impressionne par sa maîtrise naturelle de la matière. Son Roger et Angélique ayant appartenu à Cocteau en est un exemple, un véritable objet d’équilibriste dont on se demande comment il peut tenir.
Les peintures exposées dans cette section forcent le respect. On commence par une évocation des bohémiens et des saltimbanques qu’appréciait l’artiste. On est dans des coloris vifs et joyeux mais qui cachent un sens plus douloureux comme sur cette toile de 1874 où derrière un rouge et un bleu vifs se dessine de manière évidente la mort de l’enfant souligné encore une fois par un ensemble de symboles (chouette, jeu de tarot).
Mais le choc arrive par le face à face avec Le Christ au prétoire. Véritable colosse pictural (6mx9m), ce tableau existe en plusieurs versions, c’est celle du musée de Nantes (1876-83) qui est ici exposée exceptionnellement. Il s’agit d’un panorama de toutes les expressions humaines possibles, de la haine à l’amour avec au milieu un Christ tout de blanc vêtu comme une apparition évanescente qui descend vers sa croix. Les anglais qui aimait son style théâtrale et dramatique le surnommèrent le Painter Preacher tant son œuvre religieuse est considérable. Pourtant contrairement à la plupart des autres artistes de ce genre, ces œuvres ne sont jamais destinées à des lieux consacrés.
On s’en rend mieux compte dans la seconde partie, mais on sent combien ce qi importait à Gustave Doré ce n’était pas tant la grandeur de Dieu mais le côté humain du Christ. On retrouve aussi bien de l’orientalisme dans le traitement authentique de certains décors (Maison de Caïphe) que du Rembrandt dans le traitement dramatique du clair-obscur. Pour ce qu’il considérait être son travail le plus sérieux, l’illustration de la Bible, en plus des peintures, il fournira plus d’un millier de dessins à un rythme effréné.
La seconde partie est grandement tournée vers le Gustave Doré illustrateur et dessinateur. Contrairement à ce qu’on pourrait croire Doré n’est pas un graveur au sens où on pourrait le croire, certes il réalisa quelques lithographies (La rue de la Vieille-Lanterne dit aussi allégorie de la mort de Gérard de Nerval) et eaux fortes, mais elles ne représentent qu’une infime partie du corpus de l’artiste. La plupart du temps il se contenta de fournir des dessins sur bois qu’il confiait à des graveurs de métier ce qui nécessitait une habile collaboration pour obtenir le meilleur rendu possible. Parmi ces graveurs deux noms ressortent François Pannemaker et Héliodore Pisan.
C’est avec l’illustration des œuvres de Rabelais qu’il connaitra le succès en 1854, il a 22ans. Suivront entre autres la Sainte Bible, les contes de Perrault, les fables de La Fontaine, les Contes drolatiques de Balzac et l’Enfer de Dante dont il finance la réalisation, son éditeur Hachette ne croyant pas au succès. Pourtant 3000 exemplaires seront vendus en quelques semaines. De là, il conçoit un projet éditorial qu’il met en forme en 1865 « faire dans un format uniforme et devant faire collection, tous les chefs-d’œuvre de la littérature, soit épique, soit comique, soit tragique. »
Son imagination fertile donne vie à tout un pan de la littérature mondiale pour le plaisir de nos yeux. Doré a une maitrise du dessin assez fascinante qu’il utilise aussi pour rendre compte de ses différents voyages ; à Londres d’une part avec son London : a pilgrimage (1872) qui nous entraine tantôt dans les lieux chics de la capitale anglaise, tantôt dans ses bas fond digne d’une société urbaine en plein développement industriel et qui n’est pas sans nous rappeler Dickens. L’Espagne aussi le fascine comme d’autres artistes, pour son exotisme et son côté pittoresque, il s’attaquera d’ailleurs à l’illustration du chef d’œuvre de Cervantès : Don Quichotte.
L’artiste est un témoin de son temps. La guerre de 1870 va le marquer comme beaucoup de français. Il est témoin de la victoire Prusse et souffre de la prise de l’Alsace, sa région natale. Les œuvres qu’il produit à cette période sont à la fois poignantes, obscures et mystérieuses à l’image de ces trois tableaux en grisailles réunis pour la première fois depuis 1885 : L’aigle noir de Prusse, La défense de Paris et l’Enigme. Pour finir, le parcours s’achève sur ces paysages, genre qu’il sublime. Des vues d’Ecosse et de Suisse principalement, présentées au Salon durant les années 1870-1880, dénuées ou presque de toute présence humaine. La nature sauvage dans sa toute-puissance d’un côté mais un paysage fantastique aussi.
L’exposition se clôt d’ailleurs sur comment ce côté fantastique a pu intéresser le cinéma du XXème siècle (Lucas, Burton, Méliès ou encore Disney).
En bref avec cette exposition on s’émerveille, on rit, on s’émeut, on voyage entre histoire et rêve, on s’enchante et on en redemande.
En applaudissant des deux mains je vous invite vraiment à vous rendre au musée d’Orsay prochainement pour découvrir et redécouvrir cet artiste incontournable du XIXème siècle qu’on a justement trop contourné et qui mérite ce coup de projecteur sur une œuvre riche et diversifiée. Une œuvre touchée par la grâce d’un génie comme l’Histoire de l’art en apporte parfois. Le génie chez Gustave Doré s’incarne dans une technique presque innée sublimée par une imagination débordante.
Ce printemps s’annonce bien mystérieux au musée d’Orsay. Alors qu’à l’extérieur on ressent les rayons du soleil et la douce brise d’avril, derrière les murs de l’ancienne gare, les ombres guettent et l’ange du bizarre observe ces courageux visiteurs.
Enthousiasmé par cette exposition organisée l’été dernier au Städel Museum de Francfort-sur-le Main, les conservateurs d’Orsay ont décidé de la monter à Paris pour notre plus grand plaisir.
Nous voici donc plongé dans un univers étrange, dans le romantisme noire, obscur et plein de sentiments riches et variés à travers 200 œuvres de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle plus une douzaine de films de l’Entre-Deux guerres.
Le propos est dans l’ensemble assez complexe et je pense que rien n’en parle mieux que les œuvres elles-mêmes, c’est pourquoi, je vais essayer d’être succincte mais de vous livrer de nombreuses illustrations, car c’est une exposition où l’on croise tout de même de nombreuses œuvres de Füssli, des Géricault, Delacroix, Blake, Bougereau, Goya, Friedrich, Ernst ou Lessing.
Plus d’un siècle d’Histoire de l’art est abordé à travers différents mouvements. Il s’agit d’explorer un monde d’imaginaire, de fantastique mais aussi d’humanité avec ses défauts et sa fascination pour tout ce qui touche à l’incompréhensible et sa propre part d’ombre (sans vouloir citer un ancien ministre…).
Trois grands axes chronologiques se dessinent : la naissance (1170-1850), l’affranchissement et la redécouverte.
La naissance, c’est cette prise de conscience que les de la Lumière peuvent naître les ténèbres. La noirceur apparait en réaction à toutes ces idées que la Révolution a essayé de porter aux nues mais qui se sont être avérées des chimères illusoires derrières le bouleversement des valeurs, les massacres de la Terreur, les guerres napoléonienne puis finalement la Restauration. C’est l’échec pur et simple de la Raison et de ce doute naît ce « romantisme noir ».
L’Angleterre du XVIIIe siècle fut avec sa littérature noire transgressant les interdits et où d’innocentes héroïnes sont confrontées à des lieux et des personnages hostiles voir immoraux, un terreau de fécondation idéale. Shakespeare et Milton inspirent aussi de nombreux artistes comme plus tard Dante, Sade ou Goethe. La France verra le phénomène s’épanouir à son tour un peu plus tard vers 1815.
Ce sont des antihéros que l’on met en avant. Füssli devient le « peintre du diable » et son goût mélancolique pour le rêve dérangeant s’illustre à merveille dans le cauchemar (1871). On visite les enfers, on côtoie de pauvres figures en doute, maltraitées mais aussi des incarnations de l’horreur humaine, comme l’incestueuse Médée. Les carcans moraux volent en éclats, on se libère et le libertinage s’impose.
Mais derrière cette horreur, la beauté plastique est belle et bien présente. Le moyen d’expression retenu est « le sublime », transcendance du beau qui naît dans les fortes émotions engendrées par la terreur et le danger. Le corps humain est dépossédé de volonté, il devient pantin presque animal entre des mains pas toujours bienveillantes, tout comme la nature devient hostile, inquiétante et sauvage pour devenir peu à peu le sujet même des œuvres comme chez V. Hugo ou Friedrich.
Entre 1860 et 1900, le courant symboliste se réapproprie le romantisme noir. Il s’agit encore une fois d’une période historique où la confiance en l’humain et en la politique n’est pas au plus haut, suite à la guerre franco-prussienne et aux malaises sociaux engendrés par une bourgeoisie toujours plus riche face à une classe populaire toujours plus pauvre, perdue dans un monde en plein changement, de l’industrialisation à l’urbanisation toujours plus poussées.
Ce nouveau contexte étoffe la représentation noire en lien avec la société à travers des figures comme Méduse, l’éternelle Douleur, de Paul Dardé, image d’une beauté terrifiante, angoissante, à la fois victime et bourreaux, renvoyant aussi à la prostitution dans laquelle tombent de nombreuses jeunes filles désespérées. Le thème de la chute en général est résurgent. Les références sont plus larges et les figures antihéroïques aussi plus féminines, femmes fatales, telles Salomé figure séductrices chez Gustave Moreau. On retrouve aussi plus de sorcières et de squelettes qui entrent ensemble dans les danses macabres, rappel de la mort omniprésente malgré une société de plus en soucieuse des normes hygiéniques.
La dernière partie est beaucoup plus moderne. Suite à la Première Guerre mondiale, ce sont les surréalistes qui reprennent les codes du romantisme noir, anticonformiste comme ils aiment que soit l’art et faisant appel aux instincts les plus enfouis, proche du subconscient, au rêve et au hasard.
C’est là que l’on retrouve Max Ernst mais aussi plusieurs extraits de films noirs de l’entre-deux-guerres. Un délice à observer, avec ces visages pomponnés comme des poupées, les traits accentués et ces musiques prenantes capables pendant quelques minutes seulement de vous tenir en haleine.
En résumé une exposition passionnante où on découvre une autre facette de l’art, éloigné du beau idéal et lumineux pour se tourner vers sa part d’ombre qui fascine. Une exposition que l’on peut mettre très facilement en lien avec notre propre société en crise mais où les films et romans pleins de monstres, de sorcières et de vampires obtiennent toujours un grand succès.
Le romantisme noir est un courant artistique en cela fascinant qu’il peut s’adapter à différentes époques et revivre à nouveau et se réinventer aussi bien formellement que dans le fond.