Pour ne pas trop changer les bonnes habitudes, le musée d’Orsay frappe encore les consciences avec une exposition qui bouscule les bien-pensants, Splendeurs et misères. Images de la prostitution, 1850-1910.
J’avais très envie de faire cette expo car je le sujet, très riche, promettait des œuvres de choix mais je ne m’attendais pas à ça. C’est une véritable exposition fleuve que nous propose Orsay (je ne crois pas en avoir déjà vu de plus longue), et surtout un traitement de fond très impressionnant. On frôle l’étude sociologique. Tous les aspects de la prostitution sont abordés, de l’image flatteuse de la courtisane à la pauvreté et la solitude de ces femmes, en passant par celle qui se prostitue occasionnellement pour boucler les fins de mois, les maisons closes, le débat politique et la question médicale.
Le titre est particulièrement bien choisi car on observe aussi bien la splendeur mise en scène par nombres d’artistes que la misère absolue de toute une époque. La plupart des mouvements artistiques du XIXème siècle vont s’approprier le phénomène, le traitant chacun à leur façon, l’académisme, le naturalisme, l’impressionnisme, le fauvisme ou l’expressionnisme.
Dans un premier temps, il convient de réussir à identifier la prostituée, celle-ci en plein jours se distingue difficilement des femmes honnêtes comme on le disait. Cela peut-être la blanchisseuse assise sur un banc comme chez Dagnan-Bouveret ou cette femme élégante qui traverse la rue chez Boldini. Parfois un léger indice la trahit mais encore faut-il être très observateur. Ainsi dans l’attente de Jean Béraud, la dame soulève légèrement sa jupe pour faire entrevoir sa cheville et dans le tableau d’après, l’homme l’a rejointe pour convenir d’un rendez-vous.
Les lieux de rencontres sont très variés. La prostitution fait partie intégrante des loisirs de sociabilité que l’on peut pratiquer seul ou avec ses amis et des guides pour touristes intéressés sont édités.
L’un des lieux les plus propices est le café puis plus tard le café-concert et le cabaret. Les femmes honnêtes ne peuvent se présenter accoudées à une table avec un verre devant elle. Souvent, il s’agit d’une professionnelle qui attend là le client, avec son verre d’absinthe. Ce genre de scène a inspiré nombres d’artistes : Toulouse-Lautrec, Van Gogh ou Edouard Manet.
Mais là où tout devient plus clair et où les faux semblants s’estompent demeurent l’heure où la nuit pointe le bout de son nez et où les éclairages modernes s’allument. Les belles de nuit surgissent le long des grands boulevards et jouent des éclairages pour prendre des positions non équivoques.
Certains lieux pourtant gardent leurs secrets. Ainsi l’Opéra, lieu de rencontres mondaines de la bourgeoisie et de l’aristocratie cache bien des dessous sombres. Les petits rats sont souvent offertes comme privilèges aux riches protecteurs qui les entretiennent. C’est là aussi que l’on peut croiser des demi-mondaines en pleine démonstration dans les loges ou les escaliers monumentaux. Degas, Manet, Giraud, Gervex en sont des témoins précieux.
Vient l’heure de passer les portes des maisons closes. Cette institution légalisée en 1804, permettait une surveillance policière et médicale efficace des pensionnaires, chacune étant inscrite sur le livre de la tenancière et pourvue d’un numéro. Autant dire qu’il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses. Du taudis miteux à la maison luxueuse et distinguée. Ces lieux clos sont l’objet de fantasmes chez les artistes qui viennent y trouver des sujets et des modèles et parmi ces derniers, Toulouse-Lautrec qui partagent leur vie quotidienne est leur interprète le plus fidèle. Les scènes de toilettes intimes sont traitées avec beaucoup de justesse par ces peintres et témoignent aussi des relations de proximité qui existent entre les filles.
Mais la peinture n’est pas le seul art à passer les portes de ces maisons. La photographie prend de plus en plus de place et des images licencieuses produites en atelier sont éditées en nombre afin de servir de publicité et d’attirer le client. Je dois l’avouer que cette partie de l’exposition est assez dérangeante. Même si on est prévenu pour une fois car il faut passer un lourd rideau avec l’interdiction aux mineurs de le franchir. Toujours est-il que je ne sais pas si c’est dérangeant ou amusant de voir toutes ces personnes, bien sûre d’elles, observer avec minutie et intérêt presque scientifique chacun de ces clichés très clairement pornographiques pour certains. Le summum de ce malaise venant avec la diffusion d’un film d’époque où l’on voit le monsieur entré dans la chambre de la prostituée qui se prépare et fait son travail avec un fond de petite musique de film du XIXème siècle et les rires gênés des spectateurs qui se demandent s’ils doivent rester ou non jusqu’à la « conclusion ».
Puis vient tout l’envers du décor. On découvre tout lé côté législatif qui entoure la profession et notamment l’aspect hygiénique de la chose avec des contrôles médicaux obligatoires pour lutter contre la propagation des maladies vénériennes. Car ces pauvres femmes sont souvent les victimes de la syphilis ou autre. La hausse de la prostitution clandestine et la prise de conscience du mode de vie de ces femmes pousse en avant l’abolitionnisme, soutenu par des mouvements féministes et aboutie à la fermeture des maisons closes en 1946.
L’exposition s’amuse de son propos car après nous avoir bien présenté la misère, revoici la splendeur incarnée par ces demi-mondaines, ces courtisanes au train de vie à faire pâlir d’envie plus d’une femme de l’époque. Vivant dans des hôtels particuliers, décorés au goût du jour et tous frais payés et réussissant même parfois à se faire épouser par un riche monsieur à particule, ces femmes incarnent un rêve chimérique et fascinent. On peut citer Madame Valtesse de la Bigne, La Païva ou la Castiglione. Mais la réalité peut être autre comme le souligne Alexandre Parent du Châtelet, médecin et spécialiste de la prostitution du XIXème siècle : « personne ne niera que […] ces femmes soient de véritables prostituées ; elles en font le métier ; elles propagent plus que toutes les autres les maladies graves et les infirmités précoces ; elles détruisent la fortune aussi bien que la santé, et peuvent être considérées comme les êtres les plus dangereux que renferme la société. »
Dans le Paris de cette seconde moitié du XIXème siècle, considéré comme une nouvelle Babylone, la prostituée devient l’image de la femme dangereuse par excellence. Elle est à la fois source de vice et fascinante. Elle devient l’image de la femme fatale qu’on ne sait si on doit l’aimer ou s’en méfier.
Le peintre symboliste Mossa illustre bien cette dichotomie dans sa peinture Elle. Une femme hypersexualisée mais au visage de poupée est assise sur une montagne d’hommes nus, soumis et sanguinolent.
Cette exposition très bien mise en scène aborde toutes les facettes de la prostituée. Tous ce que des dizaines d’artistes et avec eux leur époque ont pu voir en ces femmes qui incarnent une partie de cette société. Le côté fascinant, mystérieux, langoureux et violent. C’est à la fois la lumière et l’ombre qu’Orsay nous présente de façon magistrale et grandiose. On sent le vrai travail de recherche et encore une fois, on n’a pas seulement l’impression de sortir d’une exposition de beaux-arts mais plutôt d’avoir vu un reportage très complet sur le phénomène de la prostitution au XIXème siècle et au début du XXème siècle. Et même s’il faut préciser que certains publics peuvent être dérangés par des parties du propos et son illustration, c’est un travail grandiose.
Bravo !
Commissariat
Marie Robert et Isolde Pludermacher, conservateurs au musée d’Orsay
Richard Thomson, professeur d’histoire de l’art à l’Université d’Edimbourg,
Nienke Bakker, conservateur au van Gogh Museum, Amsterdam
Scénographie
Robert Carsen, scénographe et directeur artistique
22 septembre 2015 – 17 janvier 2016