Degas fait danser le musée d’Orsay

Voici l’une des expositions les plus attendues de cette rentrée. Bon d’accord pas autant que celle sur Léonard de Vinci, mais tout de même. Nous voici donc à l’Opéra avec Degas, au musée d’Orsay.

Bon l’ayant visitée un dimanche pluvieux (donc bondé) et avec une poussette (qui m’a permis de ne pas faire 1 heure de queue, merci Orsay), je n’ai pas tout lu, loin de là. Je me suis juste laissée porter par la beauté des œuvres et c’était très bien aussi.

Quand on pense Degas, on pense souvent à ces petits rats en tutu, ou à sa petite danseuse fière. Et pour cause, ce passionné de musique en fera l’un de ses thèmes de prédilection des années 1860 jusqu’à ses œuvres ultimes vers 1900. Il multiplie sur un même sujet les points de vue, les cadrages, les thèmes et même les techniques allant du pastel, à l’huile à la sculpture. Cette diversité dans la création offre un panel d’une richesse unique dans l’Histoire de l’art et un regard sur un monde souvent fantasmé en dévoilant autant la magie des mouvements des danseuses, la passion des musiciens, les corps en torsion que l’aspect social pas toujours honorable.

Edgar Degas,Le foyer de la danse,© Courtesy National Gallery of Art, Washington DC
Le foyer de la danse. 1890-1892, Huile sur toile, H. 40 ; L. 88,9 cm, Washington, National Gallery of Art© Courtesy National Gallery of Art, Washington DC

Mais attention, ses œuvres donnent peut-être l’illusion du mouvement pris sur le vif, mais Degas aussi moderne soit-il est un peintre d’atelier. Il y réarrange ses motifs en y mêlant autant ses souvenirs que son imagination, créant ainsi un monde entre deux, à la voix vivant et réaliste mais tout autant inventé.

D’ailleurs hormis dans ses deux versions de Robert le Diable, l’œuvre jouée n’est jamais identifiable que ce soit dans les costumes où les décors.
Le visiteur plonge dans la magie de l’opéra, accueilli par cette splendide maquette de l’opéra Garnier. Il visite l’orchestre, salue les musiciens et se retrouve dans les salles de classe et les coulisses de l’opéra Le Pelletier qui brûle en 1873. Degas connaîtra également l’opéra Garnier mais ce dernier n’est jamais vraiment représenté. On rencontre également le fameux abonné aux motivations pas toujours louables ou poussées par l’amour de la danse. Cette figure sombre en chapeau haut-de-forme rappelle la misère de certaines jeunes danseuses parfois poussées à la prostitution ou du moins à avoir un protecteur. Ainsi la Jeune danseuse de 14 ans qui choqua ses contemporains par son allure « vicieuse », est un vrai modèle, Marie Genevieve van Goethem, qui fut finalement renvoyée pour absentéisme et se prostitua, à 20 ans.

Edgar Degas,Le Rideau,© Washington, DC, The National Gallery of Art – NGA IMAGES
Le Rideau Vers 1881, Pastel sur carbone et monotype sur papier vergé monté sur panneau. Washington, DC, The National Gallery of ArtCollection de Mr. and Mrs. Paul Mellon© Washington, DC, The National Gallery of Art – NGA IMAGES

Mais Degas ne juge pas vraiment. De même cet artiste au caractère, disons, difficile et misogyne adopte un regard relativement neutre, privilégiant le motif au sens. Il fait bouger les corps, essaye des formats nouveaux, des cadrages audacieux et des jeux de lumières avec une vivacité des couleurs sublimes.

Une exposition toute en couleurs et en tutus et pointes, à voir et revoir, d’autant plus que le prix est compris dans le billet d’entrée et qu’il ne faut pas vendre un rein pour y aller.

Edgar Degas,Trois danseuses,© Robert Bayer
Trois danseuses (Jupes bleues, corsages rouges), Vers 1903, Pastel sur papier collé sur carton. H. 94 ; L. 81 cm. Bâle, Suisse, Fondation Beyeler© Robert Bayer

Degas à l’opéra au musée d’Orsay.
24 septembre 2019 – 19 janvier 2020

Commissaire général

Henri Loyrette

Commissaires

Leïla Jarbouai, conservatrice arts graphiques au musée d’Orsay
Marine Kisiel, conservatrice peintures au musée d’Orsay
Kimberly Jones, conservatrice des peintures françaises du XIXe siècle à la National Gallery of Art de Washington

Degas et le nu

Après la douceur de Berthe Morisot, je trouvais logique d’enchainer sur la chaleur qui se dégage en ce moment du musée d’Orsay. Vous l’avez peut-être deviné, je vous emmène voir l’une des expositions vedettes de cette année : Degas et le nu.

Degas, grande arabesque

Degas est surtout connu pour ses danseuses, mais le nu fait partie intégrante de son art et en choisissant de centrer toute l’exposition sur ce thème, le musée d’Orsay continue d’une part de partager les recherches nouvelles concernant les grands artistes de la seconde moitié du XIXème tels Monet et Manet. Mais d’autre part il livre aussi une certaine rétrospective de l’art de Degas avec pour ambition de montrer à quel point cet artiste incarne le passage entre le classicisme du début du XIXe siècle et la modernité des avant-gardistes du XXe siècle.

Le nu chez Degas est un composant à part entière de son art et ce durant toute sa carrière. De ses débuts empreint de classicisme jusqu’à la toute fin de sa vie, influençant les grands artistes de cette première décennie du XXsiècle (Matisse, Picasso). On accède à l’essence même de son art. On voit son évolution à la fois technique et plastique et comment son traitement du nu est en lui-même une synthèse entre classicisme et modernisme.

Femme nue couchée sur le ventre, la tête entre les bras / © RMN (Musée d’Orsay) / Stéphane Maréchalle

L’exposition est découpée de manière chronologique en 7 sections qui permettent d’aborder cette approche du nu, toute en changement et évolution : de la formation à la mise en péril des corps qui sont ensuite  exploités, auscultés, exposés et transformés avant de terminer sur l’héritage de celui qu’on peut au sortir de l’exposition qualifier de grand maître de la peinture.

La formation est on ne peut plus classique. Le jeune Degas rentre aux Beaux-Arts en 1855, abandonnant le droit auquel son père le destinait. Il s’inscrit comme copiste au Louvre et au cabinet des estampes de la bibliothèque impériale où il observe et assimile l’art de ces illustres prédécesseurs qu’il admire et auxquels appartient Delacroix. Il fait également un voyage de trois ans en Italie (Rome, Florence…) où il peut à nouveau observer et recopier comme le montre sa version de la Naissance de Vénus de Botticelli. Déjà la nudité. Car cette dernière est la base du savoir académique. Les jeunes élèves copient et recopient les maîtres, les antiques surtout et parfois s’exercent avec des modèles. L’étude du corps et du mouvement est une science compliquée et la base du métier de peintre.

Degas, Petites filles spartiates provoquant des garçons, 1860-1862 © The National Gallery, London

Comme tout bon peintre « classique », il s’essaye alors au genre par excellence, la peinture d’histoire qui nécessite plusieurs travaux préparatoires.  Les petites filles spartiates embêtant les garçons (1860-62, remanié en 1880) est dans cette veine, un mélange entre classique et modernité.

Degas Scène de guerre au Moyen Age, dit aussi « Les malheurs de la ville d’Orléans », 1863-1865.(RMN (MUSÉE D’ORSAY) / GÉRARD BLOT)

Mais le plus abouti reste « Scène de guerre au Moyen Age » (1865) qui est sa dernière œuvre historique.  Elle est documentée par 17 dessins montrant tout le travail d’étude du peintre sur les corps et leurs torsions incroyables qui sont à rapprocher de Delacroix ou Ingres, d’autres diront de Goya également.  Degas quitte l’Antiquité pour le Moyen Age et offre à voir un tableau violent qui témoigne des horreurs de la guerre, notamment sur les femmes. Ce sont elles ici qui traduisent avant tout la violence subie ne serait-ce que par la nudité affichée de leurs corps pâles par rapport aux hommes aux couleurs chatoyantes.

Delacroix, La mort de Sardanapale, 1864 / Ingres, Roger délivrant Angélique, 1818-1839

Après l’histoire, nous rentrons dans une scène de genre, qui laisse aussi transparaître une certaine violence subie par le corps féminin : Intérieure aussi appelée le viol par certains critiques mais jamais par le peintre. Ce tableau très mystérieux est tellement oppressant et plein de sous-entendus que peint en 1868-69, il n’est exposé qu’en 1905. On ne sait pas trop ce que montre Degas, la tension est palpable dans cette atmosphère cloitrée. La femme sur sa chaise est de dos et sur la droite, l’homme figé contre la porte domine la composition de manière évidente. Personne encore aujourd’hui ne sait s’il s’agit d’une scène de maison close, une nuit de noce ou un viol comme le laisse supposer les vêtements défaits de la femme.

Degas ,interieur, photo philadelphia museum of art

Par la suite, Degas,dans les années 1860-70 rentre définitivement dans la peinture de genre, la vie quotidienne et la vie parisienne qu’il cherche à montrer de manière la plus vraisemblable possible notamment en poussant la porte des maisons closes.
Nous voici dans une partie de l’exposition qui regorge d’œuvres très peu montrées au public de par leur caractère plus qu’explicitement sexuel. Les femmes ne sont plus de jolis

Edgar Degas. Le Client sérieux, 1876-1877. Monotype à l’encre noire sur vélin. Ottawa, musée des Beaux-Arts du Canada.

êtres idéalisés, elles sont crues, vulgaires, bien en chair, montré sans empathie comme des marchandises. Les stéréotypes n’en sont pas moins absents, notamment dans cette idée qu’une prostituée est forcément grasse de par son oisiveté. Le lien avec Toulouse-Lautrec qui fréquentait aussi les bordels et les maisons closes est assez édifiant, notamment dans cette réduction de la femme à ses bas noirs. Les considérations hygiéniques de l’époque sont aussi palpables avec la présence du bidet. Considération que l’on retrouvera dans les parties suivantes. L’artiste se montre ici très trivial.
Avec ces « corps exploités », Degas redécouvre la technique des monotypes (procédé d’impression sans gravure) qui lui permet de montrer en quelques traits, des jeux d’ombres et de lumière, la réalité crue de ces endroits.

Degas, Après le bain, une femme s’essuyant les pieds, pastel, 1886© RMN / Art Resource

Puis la couleur refait peu à peu son entrée dans l’exposition avec une nouvelle période qui s’ouvre à la fin des années 1870-début 1880 : les corps auscultés. Nous sommes désormais dans le quotidien, dans la salle de toilette, au moment du coiffage avec encore des monotypes, parfois rehaussés de pastel. Degas est de plus en plus intéressé par la représentation de ces corps féminins pris dans leur intimité, comme surpris derrière une porte que l’on pousse « à travers le trou d’une serrure ». Il reprend et refait poser ses modèles à l’infini. Il les met en scène dans des poses pas forcément très naturelles.  « Il faut refaire dix fois, cent fois le même sujet, rien en art ne doit ressembler à un accident, même pas le mouvement », voilà ce que disait Degas et qui explique cette multiplication des scènes de bain et de vues si semblables.

Edgar Degas. Le Tub, 1886. Pastel sur carton, 60 x 83 cm. Paris, musée d’Orsay, legs du comte Isaac de Camondo, 1911. © Musée d’Orsay, dist. RMN Patrice Schmidt.

Les vues de dos sont nombreuses et toute en sensualité, avec des cheveux relevés soulignant une nuque ou un sein. Cette focalisation sur le dos témoigne de l’absence d’identification des modèles, la morphologie prend le pas sur l’identité. Les points de vue qu’il adopte sont surprenant, pris de haut, comme une plongée sur le corps et apportent une dimension nouvelle à ses nues, plus d’érotismes aussi.

Degas, femme se coiffant 11871890 Photo RMN-OrsayH. Lewandowski

Il exploite le pastel de plus en plus, facile à manier et rapide à sécher ce qui permet de reprendre l’œuvre ou la corriger. Les couleurs se font de fait plus chaleureuses. La dernière exposition impressionnisme de 1886 marque un tournant dans la carrière de Degas qui expose une série de nus, dont deux jamais remontrer depuis (Tub et Femme s’habillant). Cette série impressionne grandement ces contemporains. A la fin de sa carrière, les formes évoluent, Degas transforme le corps en expérimentant des nouvelles représentations formelles, plus nerveuses et abstraites. Il s’essaye aussi à de nouvelles techniques, se tournant de plus en plus vers la sculpture à mesure que sa vue baisse. Au centre de la pièce sont d’ailleurs exposées plusieurs statuettes dont la moitié est constituée  de cires originales trouvées dans son atelier après sa mort. Elles représentent des danseuses nues prises dans différents postures, comme un rappel à l’autre grand thème de l’œuvre de Degas, la danse. On retrouve également le corps de la célèbre petite danseuse, pas encore habillée.

Matisse, Carmelina, 1903 / Picasso, Nu sur fond rouge, 1906

Puis vient la dernière partie, l’héritage qu’a laissé Degas, notamment avec cette femme en rouge de Picasso. Degas, ce peintre impressionniste qui n’aimait pas peindre en extérieur, ce grand solitaire qui à la fin de sa vie, situe ses nus dans des paysages, il les

Edgar Degas, Deux baigneuses sur l’herbe (C) RMN-GP (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

sort de chez eux. Par cela, il se rattache à cette grande tradition du nu dans le paysage, un objet artistique en soit. Il se rapproche des grands maîtres du passé et clôt ainsi l’évolution de son art. Cet attachement au passé, à la grande tradition picturale, pour un peintre si moderne est très net chez Degas. Quand il dit «voyez ce que peut sur nous la différence des temps ; il y a deux siècles, j’aurais peint des Suzanne au bain, et je ne peins que des femmes au tub », il montre cette continuité à laquelle il aspire.

La boucle est bouclée…

Exposition du 13mars au 1er juillet 2012

Commissariat :

George T.M. Shackelford, directeur du département de l’Art européen et conservateur Arthur K. Solomon au Museum of Fine Arts, Boston (1996-2011). Deputy Director au Kimbell Art Museum, Fort Worth
Xavier Rey, conservateur au musée d’Orsay