La première exposition qui s’est ouverte et que je partage avec vous est consacrée aux grands vedutistes de Venise. Maillol va également faire la sienne sur Canaletto mais en attendant c’est le musée Jacquemart-André qui s’y colle avec une exposition toute en confrontation entre Canaletto et Guardi.
D’abord il faut préciser ce qu’est la veduta, étant donné que ce mot est répété plein de fois mais jamais sa définition, même si on la devine fortement. Une veduta (vedute au pluriel) c’est une peinture très détaillée de paysages urbains. Spécialité flamande qui s’épanouit à Venise au cours du XVIIIème siècle grâce à l’influence de peintres comme Gaspar van Wittel (1652-1736), néerlandais installé à Rome en 1675 ou Lucas Carlevarijs, initiateur du védutisme à Venise dans le but de diffuser l’image de la cité des doges à travers l’Europe. La splendeur de la ville au XVIIIème siècle décline peu à peu, mais au travers de cet art, elle continue à diffuser le mythe étincelant d’une cité grandiose de fêtes et de carnavals.
Le musée Jacquemart-André et culturespace ont choisi ce thème pour encore une fois mettre en lumière les collections de Nelly Jacquemart et Edouard André qui avaient acquis un caprice de Guardi et deux vues de Canaletto. C’est aussi l’occasion de célébrer les 300ans de la naissance de Guardi, même si en l’occurrence on a tout de même l’impression que l’exposition tourne d’avantage autour de Canaletto que de lui. Mais passé cette petite contradiction, c’est une belle exposition mise en valeur par une muséographie adaptée, dont les murs verts d’eau rappellent facilement la lagune. Elle a aussi un but scientifique avoué et mis en avant par le commissaire de l’exposition Bozena Anna Kowalczyk, spécialiste reconnue de la veduta du XVIIIe siècle, celui de montrer les liens entre les deux artistes, les effets d’influence et d’interprétation à les œuvres qui se croisent et se répondent.
Antonio Canal, dit Canaletto débute sa carrière personnelle à 23ans. Il explore avec un souffle nouveau le gendre des vedute en leurs donnant plus de lumière et d’effets atmosphériques. Il étudie avec attention les perspectives qu’il découvre à Rome à travers les œuvres de Panini. Il aime aussi animer ces œuvres de figures qui donnent vie aux monuments représentés. Ces jeunes compositions sont parfois attribuées à tort à Guardi aussi reconnu pour ses jeux de lumières et d’atmosphère alors qu’avec l’âge, Canaletto s’oriente vers plus de rigueur et d’observation minutieuse. L’observation d’une œuvre de jeunesse et d’une œuvre de maturité autour de la représentation de la place Saint-Marc vers l’est est particulièrement frappante à ce niveau-là pour noter l’évolution indéniable d’un style.
La confrontation des œuvres sur un même thème entre les deux artistes est aussi très parlante : la lagune, les places, la fête, le carnaval. Après l’affecte de chacun fait qu’on préfère l’un plutôt que l’autre mais au-delà de ce pure aspect subjectif, la confrontation des style et des techniques est toujours intéressante. Comment Canaletto tend vers une observation quasi-scientifique alors que Guardi donne à ses œuvres une aura presque irréelle, sensible mais en même temps grouillante de vie et pittoresque dans le goût de la fin du XVIIIème siècle ce qui lui vaut de surmonter le maître.
Guardi (17212-1793) commence à devenir célèbre quand Canaletto l’est déjà et qu’il part à Londres. Ce dernier a bénéficié de l’appui de Joseph Smith, consul à Venise et qui lui a commandé plus d’une cinquantaine de peintures et une centaine de dessins qu’il revend au roi Georges III en 1762. Aujourd’hui encore la collection de la couronne britannique est exceptionnelle et le musée Jacquemart-André peut se targuer d’avoir obtenu le prêt exceptionnel d’un certain nombre de ces œuvres pour cette exposition, ce qui est rarissime, à l’image de ce sujet très rare chez Canaletto, l’Intérieur de la basilique San Marco, le vendredi saint. Les historiens de l’art pense que c’est en observant la collection de Smith que Guardi a développé son art comme le prouve certaines œuvres (l’arrivé du doge sur le Bucentaure) où il reprend des dessins pour les peindre selon son goût. Pourtant il ne faut pas y chercher comme on l’a souvent cru une relation de maître à élève, il s’agit plus de filiation, de réinterprétation.
D’autres artiste védutistes sont évoqués, les prédécesseurs que nous avons déjà mentionnés, Van Wittel et Carlevarijs ; mais également Bernardo Belotto (1722-1780), le neveu et l’élève de Canaletto qui connut un grand succès et qui œuvra pour les grandes cours européennes, Saxe, Vienne, la Bavière ou Varsovie ; et enfin Michele Marieschi (1710-1743), peut-être également élève de Canaletto.
La dernière partie de l’exposition (ma préférée) est consacrée à un genre particulier, le « capriccio » auxquels les deux peintres se sont attachés avec talent. Il s’agit de vues imaginaires de la ville, pleines de fantaisie, des ruines souvent. Guardi y imprègne tout son talent pour le mystère et les ambiances intemporelles quand Canaletto se laisse aller à plus de douceurs notamment dans les coloris choisis. Certaines vues sont d’ailleurs à rapprocher à une autre époque d’Hubert Robert, dont les ruines romantiques sont l’un des grands succès de la fin XVIIIème et du début XIXème siècle.
Comme on le dit souvent, nul n’est prophète en son pays et pour Canaletto et Guardi ce fut le cas. Ils ne reçurent pas de leurs vivants un accueil extrêmement enthousiaste de leurs concitoyens à l’inverse de tous ces riches visiteurs étrangers, anglais notamment qui faisant leur Grand Tour, ramenaient avec eux ces vues de Venise. Ils ne vivaient pas pour autant dans la misère dans laquelle on aime à s’imaginer les artistes maudits mais ils n’étaient pas non plus de ceux qui s’entourent de luxe. Ils furent même admis à l’Académie de peinture et de sculpture….à 66ans pour Canaletto et 72ans pour Guardi, mais qu’importe, ils sont reconnus par leurs pairs.
Il fallut attendre quelques temps pour prendre conscience de la richesse artistique de leurs œuvres au-delà de la simple carte postale vénitienne, et cette exposition est aussi là pour cela. Il est vrai qu’on a souvent tendance à passer à côté sans se rendre compte de la profondeur et de la beauté de ces peintures. Au Louvre par exemple, elles sont dans un petit recoin où personne ne passe et moi la première je me suis étonnée que deux expositions se consacrent à ces artistes, mais en s’approchant de ces œuvres comme le permet cette exposition, on comprend mieux leurs forces et leurs beautés. C’est aussi ça le rôle et la magie des expositions, nous amener nous pauvres visiteurs à regarder autrement ce qu’on a parfois sous les yeux sans le voir. Et même si je ne me suis pas non plus sentie transcendée, j’ai pu pour la première fois vraiment apprécier le travail de ces artistes. Et puis j’ai fait un petit tour de Venise en moins d’une heure en plein Paris, ce n’est pas donné à tout le monde.