Bohèmes …entre rêve et liberté

Bon allez, fini Venise, cette semaine je vous emmène au Grand Palais vers une exposition qui ne fait pas beaucoup de bruits mais qui est absolument superbe et qui mérite vraiment le coup d’œil. Je vous emmène voir « Bohèmes » dont le nom est déjà tout un programme. Car il ne s’agit pas juste de la bohème, le mot est ici au pluriel et c’est toute sa polysémie qui est explorée à travers 200 œuvres venues de différents arts, peinture, sculpture, gravure ou musique. Nous découvrons le mythe de l’artiste bohème du XIXème siècle mais aussi les quatre siècles qui l’ont précédé et qui ont voué une véritable admiration à ceux qu’on appelle entre-autres les bohémiens.

Frans Hals (1581/1585 – 1666)
La Bohémienne
vers 1630
Paris, Musée du Louvre
© RMN (Musée du Louvre) / Jean-Gilles Berrizi

C’est une découverte de ces deux aspects du mot bohème qui se rejoignent sur la quête de liberté, l’errance et une vie en marge de la société qui nous est proposé, à travers une exposition conçue comme un voyage initiatique par le génial Robert Carsen, scénographe de Marie-Antoinette(2008).  Nous parcourons une route grave où résonne la musique et les chants avant de rentrer dans l’intime de l’artiste et d’être enfin rappelé à la réalité de l’exposition qui se conclut avec la date 1937,  l’exposition universelle de Munich où on condamne ce peuple et toutes ses représentations modernes menant à l’extermination de 600 000 roms dans les camps de concentration.

Gustave Courbet (1819 – 1877)
La bohémienne et ses enfants
1853-1854
Huile sur toile, 191,5 x 165,5 cm
Collection privée
© Collection privée

Commençons donc par le commencement, par le personnage même du bohémien et sa place dans notre univers culturel. Qui sont-ils ces bohémiens? Ce fut longtemps un mystère. On les dit enfants d’Adam et d’une femme antérieure à Eve, ou encore de Cham, fils de Noé voir même de Caïn, le premier meurtrier de la Bible. Ils sont parfois atlantes, syriens, tribu perdue d’Israël ou égyptiens de l’Egypte pharaonique. La multitude de leurs dénominations montre comment on fantasmait leurs origines : Egyptiens, du nom de la Petite Egypte dans le Péloponnèse et qui donna les noms de gipsy ou gitan ; Tsigane qui viendrait du mot byzantin Atsinganos ; Manouches, qui est proche de manushya, qui signifie homme, être humain en sanskrit et en hindi ; bohémiens qui vient de la protection que leurs avait accordé Sigismond le roi de Bohème au XVème siècle et depuis 1971 rom qui dans leurs langues signifie « homme accompli et marié au sein de la communauté ».
Aujourd’hui les ethnologues ont dépassé ces mythes et ces chimères pour leurs reconnaître comme origine le nord de l’Inde comme le montrent la linguistique et la génétique.

Léonard de Vinci, Un homme trompé par des Tsiganes (cinq têtes grotesques) vers 1493
Crayon et encre, 26 x 20,5 cm
Londres, The Royal Collection
Royal Collection Trust / © Her Majesty Queen Elizabeth II 2012

Leur histoire en Europe commence au XVème siècle et avec les premières mentions écrites apparaissent  les premières représentations qui remontent au XVème siècle. L’exposition débute par un étonnant dessin de Léonard de Vinci,  Un homme trompé par des Tsiganes, cinq têtes grotesques (vers 1493), où un personnage noble est entouré par quatre figures grimaçantes en train de le voler.

Puis viennent une succession d’œuvres témoignant de l’image déformée qu’on se faisait des bohémiens : la diseuse de bonne aventure, le voleur, la danseuse, le musicien. Bon qu’« à chanter, danser et voler », disait Diderot.

Boccaccio Boccaccino, l’Ancien (vers 1465 – vers 1525), La petite bohémienne
Vers 1505
Florence, Galleria degli Uffizi
Su concessione del Ministero per i Beni e le Attività Culturali
© / Archives Alinari, Florence, Dist. RMN / Nicola Lorusso

Très vite le bohémien devient facilement identifiable dans l’art par sa tenue et son attitude exotique. Son costume est à rayures caractérisant l’étranger, l’homme porte un manteau et les cheveux longs et la femme porte un turban ou un grand chapeau circulaire très caractéristique, le bern. Ce dernier se retrouve d’ailleurs parfois porté par la vierge elle-même. Cette iconographie est due à la croyance qu’ils venaient d’Egypte et aux nombreuses histoires de leurs origines. Certains disent par exemple qu’ils auraient forgé les clous de la Sainte Croix et que c’est la raison de leurs itinérances. Cette « origine » égyptienne les place aussi naturellement dans « la fuite en Egypte » ou l’histoire de Moïse d’où le rapprochement de tenue entre les bohémiennes et la Vierge, parfois appelée Zingarella, petite bohémienne.

Jan van de Venne (avant 1600 – avant 1651), Campement de bohémiens
Paris, Musée du Louvre
© RMN (Musée du Louvre) / Thierry Le Mage

Souvent représentés dans les activités qui les caractérisent, il en est une qui fascine peut-être plus que les autres, la divination. Dire l’avenir ne leurs était pas interdit et constituait leur source de revenus principale, mais si l’Eglise tolérait cette pratique de leurs parts, elle ne tolérait en revanche pas qu’on se fasse lire l’avenir. Ce thème iconographique au combien fécond (de la Tour, Caravage, Watteau, Regnier) exprime ainsi derrière le pur stéréotype un message moral sur le danger de l’aventure et se lie au thème de l’enfant prodigue qui dilapide la fortune de son père.

Georges de la Tour (1593 – 1652)
La diseuse de bonne aventure
Vers 1630
Huile sur toile, 102 x 123 cm
New York, The Metropolitan Museum of Art
© The Metropolitan

Les bohémiens amusent les cours par leur caractère exotique et deviennent également personnages de spectacle, à travers la littérature avec La petite gitane de Cervantès (1613) dont le personnage de Preciosa inspira à V. Hugo son Esmeralda ; l’opéra avec Carmen de Bizet et bien avant cela, ils font partie des personnages de théâtre au point que Louis XIV lui-même se déguisa en gitan dans  le Ballet royal des plaisirs en 1665 alors qu’en parallèle la législation devient de plus en plus dure envers les bohémiens, à travers de nombreux actes d’expulsions et diverses interdictions.

Jean-Baptiste Camille Corot (1796 – 1875), Zingara au tambour de basque
Vers 1865
Paris, Musée du Louvre
© RMN (Musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda

L’exposition avance et nous sommes avec eux sur la route, sur ce chemin voulu rugueux par le scénographe. Le bohémien est représenté dans des paysages. Rejeté des villes, il se réfugie dans la forêt et on imagine des liens mystiques entre lui et cette nature. La bohémienne de Corot, Zingara au tambour de basque,  témoigne de cette mouvance de représentation en plein air.

L’itinérance fascine les artistes, notamment Courbet qui se voit lui-même comme un bohémien sur la route et se représente un peu comme tel dans Bonjour monsieur Courbet, ou encore des siècles auparavant, Jacques Caillot qui partit seul et à Pied à Rome pour devenir peintre et qui en route rencontra des bohémiens qui lui inspirèrent la désormais célèbre série des Bohémiens en marche. Cette dernière inspira des générations d’artistes jusqu’à Baudelaire qui l’illustra en poèmes.

Jacques Callot, bohemien en marche © Paris, Bibliothèque nationale de France

XIII – Bohémiens en Voyage

La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
 
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
 

Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1857)

Dans ces nouvelles représentations, les belles parures des XVII-XVIIIèmes siècles ont été mises de côtés. On prend conscience de la réalité de cette vie fantasmée et on montre sa dureté, sa pauvreté et ses haillons. Les portraits sont moins fantaisistes, ils se veulent plus réalistes comme en témoigne les oeuvres de Théodore Valerio (1819-1879) ou August von Pettenkoffen (1822-1889).

August von Pettenkoffen (1822-1889) Enfants tsiganes, 1855
Saint-Pétersbourg, The State Hermitage Museum

Après cette rencontre avec les bohémiens, nous glissons désormais vers la seconde partie de l’exposition dédiée à la bohème dont voici la définition du Larousse de 1867.

Bohème: Nom donné, par comparaison avec la vie errante et vagabonde des Bohémiens, à une classe de jeunes littérateurs ou artistes parisiens, qui vivent au jour le jour du produit précaire de leur intelligence […].
Mœurs, habitudes, genre de vie des mêmes individus […].
Un genre fantaisiste, désordonné et désargenté […].
Homme gai et insouciant, qui supporte en riant tous les maux de la vie.

Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Pierre Larousse, 1867

Gustave Courbet (1819 – 1877), L’homme à la pipe
1846
Huile sur toile, 46 x 38 cm© RMN / Agence Bulloz

La bohème à partir de 1830, entre Romantisme et Réalisme renvoie à ces artistes parisiens car pas de bohème hors de la capitale pour Baudelaire et les autres, qui prônent la liberté, liberté de leurs arts, liberté de vivre jusqu’à la liberté de mourir.

Au XIXème le statut de l’artiste est en profonde mutation. Il n’est plus forcément sorti de l’atelier d’un maître ou de son père, ni sous la protection d’un riche mécène. Ce nouvel artiste se veut être l’intellectuel de son temps qu’il comprend, incarne et devance. Il est de fait un génie isolé et misérable, incompris en marge de la société et de ses normes.

La muséographie nous fait pénétrer dans l’antre de son intimité, nous sommes dans la mansarde au papier décrépie ou dans l’atelier de l’artiste bohème. Les portraits de ces nouveaux artistes ornent les murs. Ni pinceaux, ni palettes, mais de sombres dandys à la longue chevelure, en costume et fumant la pipe.

Jules Blin (1851 – fin du XIXe siècle) Art, misère, désespoir, folie !
1880
Dijon, musée des Beaux-Arts

Henri Murger (1822(1861) immortalise la vie de bohème avec la publication en 1851 de scènes de la vie de bohème, œuvre littéraire majeure dans la définition et la conception de la bohème et qui va inspirer à Puccini (1896) sa Bohème ainsi que de nombreux films jusqu’au relativement récent Moulin Rouge (2001) de Baz Lurhmann en parti basé dessus. Pour Murger est bohème « tout homme qui entre dans les arts sans autres moyens d’existence que l’art lui-même ».

En rupture avec tout, les artistes se créent de nouveaux espaces de socialisation et nous entrons au Moulin de la Galette, au Chat Noir ou au Lapin Agile où on pouvait croiser le tout jeune Picasso qui y avait fait « son nid ».
Il y a aussi les cafés où on discute autour des tables et de l’alcool. Montmartre est le cœur de la bohème parisienne, c’est là qu’elle respire, notamment parce que les loyers modiques permettent aux artistes de s’y installer.

Edgar Degas (1834 – 1917)
Dans un café dit aussi L’absinthe
(Ellen Andrée et Marcellin Desboutin)
entre 1875 et 1876
Huile sur toile, 92 x 68,5 cm
Paris, Musée d’Orsay
Legs du comte Isaac de Camondo, 1911
© RMN (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Mais toute bonne chose à une fin et nous voici rappelés durement à la réalité de 1937. Les nazis dans le cadre de l’exposition « Art Dégénéré » exposèrent une série de peintures d’Otto Mueller (1874-1930) qui vécut parmi des bohémiens et livra leurs portraits. Il s’agit à la fois de dénigrer l’artiste mais aussi le modèle. On piétine l’image des bohémiens et on alimente la propagande qui mènera dans les camps de concentrations des centaines de milliers de Tziganes, bien souvent mis de côté par l’histoire.

O. Mueller, Tsigane de profil, 1926-27, Brücke-Museum Berlin

C’est donc ainsi que se clôt cette superbe exposition que je ne peux que recommander, sur un sujet ouvert à la rêverie et à l’imaginaire, autour à la fois d’un peuple et d’un mythe, d’une vision de l’artiste moderne, de la vie du XIXème siècle et un sujet encore aujourd’hui d’actualité qui touche aux grands sujets de notre monde moderne, la place des roms et des gens du voyage, dans notre société sédentarisée et légiférée.

Charles Amable Lenoir (1860-1926) Rêverie,
1893
Collection particulière

Un très joli moment !

2 commentaires sur « Bohèmes …entre rêve et liberté »

  1. J’espère y aller pendant les vacances de la toussaint, merci pour ce bel article qui donne encore plus envie!

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