Exhibitions, l’invention du sauvage

Me revoilà sur museis pour vous parler d’une exposition que j’ai eu l’occasion de voir il y a quelques semaines : « Exhibition, l’invention du sauvage », au musée du Quai Branly jusqu’au 06 juin 2012.

Le musée des arts premiers est habitué par ses expos à nous faire voyager, découvrir d’autres civilisations et différents points de vue que le nôtre. Cette fois ci par contre, il ne s’agit pas de partir de l’autre côté des mers mais de rester ici et de voir comment pendant des décennies si ce n’est des siècles, la civilisation dite occidentale a considéré ces autres peuples venus d’ailleurs comme des objets étranges, des curiosités et ensuite des sujets de spectacles.

C’est une exposition à la fois instructive et source de réflexion que je vous propose de découvrir et je vous la conseille avant même de rentrer dans les détails, car je pense sincèrement que rien ne peux mieux faire passer toute son intensité que de s’y trouver soi-même. Elle a d’ailleurs reçu le globe de cristal art et culture de la meilleure exposition le 06 février dernier.

Un petit mot sur le commissaire, pour une fois. J’en parle rarement, mais là le nom parlera forcément même à ceux qui ne connaissent rien à l’univers culturel car il s’agit de Lilian Thuram. Membre et parrain du collectif « Devoir de Mémoire », l’ancien footballeur est très impliqué dans la lutte contre les inégalités et l’intolérance et propose par cette exposition de revenir à la source de beaucoup de préjugés racistes. Il s’est pour cela appuyé sur l’historien Pascal Blanchard, spécialiste de l’histoire coloniale et commissaire scientifique avec Nanette Jacomijn Snoep.

Antonietta Gonsalvus, 1585 par Lavinia Fontana, Musée de Blois

La difficulté de l’exposition a été de ne pas recréer ce voyeurisme qui a pu attirer des foules dans ces exhibitions jusque dans les années 1930. Il s’agit de donner matière à réfléchir sur le regard qu’on peut porter sur l’autre et sur soi, à comprendre l’expansion de ce phénomène d’un point de vue historique et sociologique et aussi à retrouver et connaître ces personnes exposées en leur redonnant simplement un nom, une histoire, une vie propre comme pour leurs restituer cette humanité qu’on leur a ôtée.

Le parcours est conçu comme un spectacle avec scène et coulisses, divisé en 4 actes et jalonné de miroirs qui vous confrontent à votre propre image. Parfois ces derniers sont déformants, comme ceux des fêtes foraines et leur présence est là pour marquer la subjectivité du point de vue que l’on peut avoir sur l’image des autres et de soi.
500 objets sont présentés,  évoquant l’histoire de ces exhibitions qui ont eu lieu dans le monde occidental : l’Europe, l’Amérique mais aussi le Japon.

Acte I Découverte de l’autre. Rapporter, collection, montrer.

Ce sont les débuts de cette histoire qui débute concrètement avec la découverte de l’Amérique en 1492 et les 6 indiens ramenés pour être présentés à la cour d’Espagne. A cette époque, il est surtout question de curiosité mêlée de fascination. Tous les grands d’Europe invitent à leurs cours ces « étranges étrangers ». C’est aussi le temps des cabinets de curiosités qu’on remplit de portraits et d’étranges objets comme cette « petite sirène » bien loin d’Ariel faite à partir d’un corps de singe (voir toute fin de l’article).

On en est encore qu’aux prémices…

Acte II Monstre et exotisme. Observer, classer, hiérarchiser

Le XIXème siècle va amplifier le phénomène jusque-là encore relativement confidentiel, mais surtout il va le rationnaliser. L’anthropologie se développe, on étudie les corps, on les mesure, on fait des moules sur le vivant. Les scientifiques sont persuadés qu’il existe une hiérarchie des êtres vivants, leur volonté de classement s’appliquant également aux humains. Cette hiérarchie est désormais une norme qui légitime les expositions.
Souvent citée en exemple, l’un des symboles les plus forts de ce type d’exhibition et de conception de l’humanité à plusieurs échelles,  est la Vénus Hottentote, Sawtche de son vrai nom, rebaptisée Saartjie Baartman. Née chez les Khoïkhoï, peuple d’Afrique du Sud, Sawtche est ramenée en Europe puis littéralement exposée comme un objet entre Londres et Paris en raison de sa stéatopygie (hypertrophie des hanches et des fesses) et de sa macronymphie. Même après sa mort, son corps continue d’être étudié sans respect pour son humanité. En 2002, il  a été restitué à son peuple et incinéré selon ses rites.

singe qui étudie Darwin

Darwin en 1859 publie « De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie ». C’est une révolution scientifique qui va malheureusement engendrer de nombreuses dérives racistes. On cherche le chaînon manquant entre l’homme moderne et le singe et on exhibe des individus pour combler ce « vide ». C’est ce qu’a vécu la petite Krao. Née au Laos en 1872, cette petite fille fut ramenée à 6ans en Angleterre pour être présentée comme ce fameux maillon manquant, en raison de sa pilosité et de son habitude de se servir de ses pieds comme de ses mains pour attraper des objets.

affiche de Barnum & Bailey

Des êtres humains atteints d’hypertrichose (pilosité excessive) ou juste un peu différents sont également montrés dans des freak show. Barnum & Bailey circus en sont les précurseurs aux Etats-Unis. On y retrouve la petite Krao mais aussi « Lady Olga », la femme à barbe, l’homme lion, le géant ou encore des frères siamois. Même une femme sous prétexte qu’elle a les cheveux très crépue se retrouve sur l’affiche. L’exhibition devient un spectacle, une mise en scène qui attire de plus en plus de monde et de plus en plus « l’exotisme » va s’imposer dans le cadre de ces représentations.

Acte III Le spectacle de la différence. Recruter, exhiber, diffuser.

Désormais ce sont des familles et des peuples entiers qui sont exposés : lapons, aborigènes, zoulous, pygmées, etc. Ces étrangers que l’on regarde comme des bêtes curieuses ne sont plus perçues comme des exceptions car ils appartiennent à un ensemble. Ils sont donc la représentation d’une norme différente que l’on montre comme pour montrer le fossé qui sépare l’occident colonisateur à ses colonies. Les foules sont de plus en plus nombreuses. Il s’agit d’un divertissement de masse et on estime à près d’1 milliard et 400 millions le nombre de spectateurs entre 1800 et 1940. On recrute de véritables troupes d’acteurs pour animer ces shows à l’image du fameux Buffalo Bill’s Wild West. Les indiens d’Amériques sont les peuples les plus exhibés et contribuent à créer le mythe encore vivace du far west sauvage.

L’exhibition se professionnalise, des tournées s’organisent et des lieux sont conçus pour les accueillir, les plus célèbres étant l’Egyptian Hall de Londres et les Folies Bergères de Paris. Les affiches se multiplient, en grand format, pleine de couleurs pour attirer le passant. L’exposition en présente de nombreuses : la charmeuse de serpent, la danseuse du ventre etc.
L’exhibé n’est plus passif, il est acteur de son spectacle et devient célèbre, citons Miss Lala, acrobate antillaise peinte par Degas ou bien entendu la fameuse Joséphine Baker.

Acte IV Mises en scène raciales et coloniales. Exposer, mesurer, scénariser.

3 espaces spécifiques servent  à ces mises en scène : les jardins d’acclimations, les villages exotiques itinérants et les expositions universelles et coloniales.
Les foules s’y pressent et repartent avec leur petit souvenir à l’image de toutes ces cartes postales dans les vitrines.
Vers les années 1930, le succès commence à faiblir. Les visiteurs se désintéressent, ils préfèrent désormais se tourner vers de nouveaux loisirs tel le cinéma.

L’épilogue de cette exposition est une œuvre de l’artiste vidéaste Vincent Elka, «  Qui est votre sauvage ? » une boite de 20m² où apparaissent les stigmatisés d’aujourd’hui, qui racontent leurs quotidiens et les regards des autres. Cette oeuvre fait basculer le sujet de l’expo dans notre monde actuel et rappelle qu’on n’est pas juste dans une histoire appartenant au passé.

On sort forcément bousculé de cette exposition, on est à la fois plein de tristesse pour ces personnes exhibées et plein de questions. Des questions sur ce monde, sur l’humanité dans son ensemble mais aussi sur nous-même. Qu’aurions-nous fait à la place de ces gens du XIXème siècle qui se pressaient devant ces grilles pour voir d’autres humains comme ils n’en avaient jamais vu ? On ne peut pas le savoir, mais ça nous renvoie aussi à notre société contemporaine, tellement basée sur l’image et le paraitre, où quelques kilos en trop font oublier des talents plus importants. Quels regards avons-nous vraiment sur tout ce qui nous entoure ?

Bref, allez-y ! C’est la meilleure façon de se rendre compte par soi-même de toute la portée de cette exposition qui encore une fois est certes angoissante, bouleversante mais essentielle car ne portant pas de jugements, exposant juste des faits qui appartiennent à notre histoire commune.

Liens :

http://www.quaibranly.fr/fr/programmation/expositions/a-l-affiche/exhibitions.html